Et si la question du voile n’avait en réalité rien à voir avec la question de la dignité de la femme ?

Voilà plus de trente ans que ce bout de tissu déchaîne très régulièrement les passions. Et à chaque nouvelle polémique (ici une sortie scolaire, là une chanteuse de télé-crochet), deux mêmes camps se font face avec peu ou prou les mêmes arguments : d’un côté celles et ceux qui présentent le voile comme un acte de liberté individuelle, de l’autre celles et ceux qui le considèrent comme un instrument de soumission.

Chacune de ces thèses mérite cependant considération, celle des pro-voile n’étant pas à balayer d’un revers de main. Après tout, la pudeur des uns n’est pas celle des autres, et il est tout à fait légitime de considérer que la marchandisation du corps féminin dans les pays occidentaux est dans l’absolu plus dégradante que de cacher ses cheveux. Ou comme l’écrit Fatima Mernissi dans Le Harem et l’Occident (2001) : « Les musulmans semblent éprouver un sentiment de puissance virile à voiler leurs femmes, et les Occidentaux à les dévoiler. »

Quant à considérer cette pratique comme liberticide et obscurantiste, quid de ces nombreuses femmes qui choisissent de le porter de leur propre initiative ?

L’islam est politique ou il n’est pas

Ce débat sans fin, s’il peut être passionnant, n’en est pas moins complètement à côté de la plaque – tout comme celui du caractère religieusement obligatoire du voile, qui au fond ne regarde, lui, que les musulmans entre eux.

Ce qui importe ici, c’est la conquête de l’espace public par une religion. La mainmise sur ce dernier est une lutte de tout instant pour les monothéismes. Art, tenues vestimentaires, architecture, noms des communes, rituels, jours fériés… tout est bon pour imposer sa visibilité dans un rapport de force permanent – avec la puissance publique, mais aussi avec les autres religions.

La France, terre de catholicisme s’il en est avec ses 36 000 clochers, est bien placée pour le savoir : la moindre parcelle du territoire national affiche les marques de notre histoire.

Si le judaïsme a dû se plier aux exigences du Concordat de 1801 et se faire « discret » (pour employer l’expression utilisée par Jean-Pierre Chevènement alors fraîchement nommé la présidence de la Fondation pour l’Islam de France), l’islam, lui, n’a pas été soumis à un tel régime.

Pourtant, plus encore que pour les deux autres « Religions du livre », le Coran fait autant office de manuel spirituel que de code civil. Dicté par Dieu lui-même, il vient régir dans les moindres détails la vie des fidèles, et ce tant dans le domaine public que dans le domaine privé.

Connotations douteuses mises de côté, l’islam peut aisément être qualifié de totalitaire, d’autant plus qu’il impose à chacun une obligation de prosélytisme, la da`wa.

Dès lors, afficher sa foi avec ostentation dans la rue dépasse le strict cadre de l’intime : il s’agit d’adresser un message à la fois à la communauté des croyants (l’oumma), ainsi qu’à tous les autres membres de la cité (polis).
Difficile donc de ne pas considérer toute manifestation extérieure du culte musulman comme un acte militant.

Comme avec le burkini, comme avec les menus halal, comme avec les prières de rue, le voile ne constitue en rien un épiphénomène ou un « faux problème » (avis tous ceux qui défendent qu’il n’y a que l’économie dans la vie). Au contraire, il incarne une tendance qui s’affirme chaque jour un peu plus : l’halalisation de l’espace public partout où l’islam est dominant.

Peu importe que l’on ait affaire ici à une émanation du salafisme ou à une perversion de « l’islam modéré », peu importent les motivations intimes de chaque femme lorsqu’elle arbore un hijab, le voile traduit une nouvelle tentative de grignoter l’espace publique, d’élargir le dar al-islam (le « territoire de l’Islam »). Un mouvement de fond qui, dans un Hexagone à la tradition universaliste, peut être plus qu’ailleurs se heurte à de nombreuses résistances.

Les femmes, thermomètre du vivre ensemble

Dans son fameux livre Qu’est-ce qu’une nation ?, Ernest Renan définit la France comme n’étant pas exclusivement un peuple, une langue ou un territoire, mais comme un agrégat de chacun de ces différents éléments.

Construction politique et culturelle avant tout, notre pays n’est aucunement défini par le critère ethnique (a contrario du folk allemand par exemple), se bâtissant au fil du temps en assimilant différentes peuplades et traditions en son sein. [Et non pas comme c’est le cas dans le communautarisme anglo-saxon en consacrant une hiérarchie plate (sic) entre les cultures.]

Ce mélange a été rendu possible grâce à l’exogamie, un système matrimonial qui pousse à choisir son conjoint à l’extérieur du groupe. N’étant pas réservées exclusivement aux membres du groupe, sœurs et filles font en quelque sorte office de traits d’union, de liant entre nouveaux arrivants et natifs.

Cet « échange de femmes » consacré par le mariage constitue ainsi un vecteur d’harmonisation de la société en confondant les modes de vie des nouveaux venus avec celui du roman national français.

À l’opposé du spectre, les sociétés maghrébines s’organisent sur le principe de l’endogamie : à l’exclusion d’interdits comme l’inceste, le conjoint (voir les conjoints en cas d’endogamie polygamique) est sélectionné au sein du groupe.

Symbole de cette endogamie (et par conséquent de l’opposition à l’endogamie), le voile vient signifier à la rue l’indisponibilité des femmes qui le portent aux non-croyants, et plus globalement le refus du contrat culturel français.

De quoi, dès le départ, sacrément gripper le processus d’intégration, et ce d’autant plus si démographiquement parlant, des pans entiers de la population regroupés dans des enclaves particulièrement homogènes sur le plan religieux s’arriment à cette tradition venue d’ailleurs.

S’ensuivent insécurité culturelle, revendications communautaires (libertés individuelles versus libertés collectives) et crispation des rapports sociaux, notamment dans les relations aux femmes (voir les cafés unisexes ou le harcèlement de rue perpétré par une petite racaille au comportement de horde de prédateurs aussi frustrés que névrosés socialement).

« C’est la démographie, stupide ! »

Loin donc d’être comparable, comme voudraient nous le faire croire certains tenants du relativisme à tout-va, au foulard avec lequel les femmes françaises se couvraient il y a encore quelques décennies, le voile islamique précipite l’avènement du multiculturalisme.

Un multiculturalisme qui partout où il règne (États-Unis, Afrique du Sud, Brésil…) accentue les inégalités, l’hyperviolence, la quasi absence de mobilité sociale et de la ghettoïsation.

Un multiculturalisme dont officiellement personne ne veut, mais qui, au rythme où vont les choses, finira inéluctablement par s’imposer tel un compromis bancal pour éviter la guerre de tous contre tous.

Manquer de fermeté sur la question du voile, c’est accomplir un pas de plus dans cette direction.

 

 

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